Grâce à la comptabilité : comprendre les liens que nous entretenons avec le monde pour maintenir et régénérer l’habitabilité de la Terre

Site: Moodle UVED
Cours: Les relations Humains-Nature(s) en anthropocène
Livre: Grâce à la comptabilité : comprendre les liens que nous entretenons avec le monde pour maintenir et régénérer l’habitabilité de la Terre
Imprimé par: Visiteur anonyme
Date: dimanche 8 septembre 2024, 04:48

Description

1. A propos de la séquence

Acquis d'apprentissage

  • Savoir argumenter pour un nouvel usage de la comptabilité pour aborder la transformation de l’économie
  • Comprendre :
    • Les 4 fonctions historiques de la comptabilité
    • Les limites des pratiques actuelles
    • Le levier du renouveau des fonctions historiques pour piloter les transformations
    • Les enjeux de l’évolution du métier de comptable

Durée de la séquence

  • 25 min

2. Au cœur de notre vie quotidienne

Pour répondre à leurs besoins (manger, se vêtir, se loger, se déplacer, se soigner, se divertir, …), les êtres humains mobilisent de l’énergie et transforment des matières premières pour produire des biens et des services (publics et privés).

Cette réalité requiert de coordonner de nombreux aspects : disponibilité des ressources (matières premières, énergies), accès et conditions d’accès à celles-ci, organisation de la production (des biens ou des services), mise à disposition pour l’utilisateur final.

Les modalités selon lesquelles nous extrayons ces matières premières et mobilisons cette énergie, les processus de fabrication que nous mettons en œuvre, les infrastructures que nous construisons (routes, bâtiments, réseaux énergétiques, …), l’usage même de biens et services, … viennent de fait modifier le monde. Ces modifications engendrent des dégradations de l’équilibre des milieux de vie (environnements terrestres et aquatiques, atmosphère donc climat, …) et de leurs habitants (vivant humain et non humain, donc toute la biodiversité).

Les organisations humaines - les entreprises notamment - doivent alors être mises face à leurs responsabilités pour, au mieux, éviter et prévenir les conséquences négatives ; au pire, restaurer autant que possible les milieux dégradés. L’enjeu n’est pas seulement d’assurer la pérennité de leurs activités, mais aussi et avant tout de préserver intrinsèquement la qualité des milieux et du vivant.

  • Si un livreur doit légalement tenir une comptabilité pour amortir l’achat de son camion et avoir ainsi une gestion pérenne de la dimension financière de son entreprise, il peut aussi comptabiliser les émissions de carbone de son entreprise pour prendre conscience des effets biophysiques de son activité sur le système climatique.
  • Si un agriculteur s’intéresse à la capacité de son sol à faire pousser la production végétale qui fait son chiffre d’affaires comptable annuel, il devrait aussi, pour être responsable de la dimension environnementale de son activité, comptabiliser non seulement le coût des intrants organiques destinés à fertiliser ce sol, mais l’impact de cette action de fertilisation sur la qualité des eaux qui rejoignent une rivière après s’être infiltrées dans son champs.
A noter
Cette approche porte le nom de “Double matérialité” (dans un sens : l’entreprise identifie en quoi ce qui lui est extérieur peut la concerner ; dans l’autre sens, l’entreprise identifie sa responsabilité vis-à-vis de ce qui lui est extérieur).

Afin d’assurer la pérennité à la fois des milieux de vie et des activités humaines, il est alors nécessaire de savoir, selon chaque contexte, définir ce à quoi il faut apporter un soin particulier.

La comptabilité est donc toujours une démarche politique puisqu’elle sert à faire des choix qui ont une influence sur la société. La comptabilité dite “écologique” a alors pour spécificité d’accompagner et faciliter les choix de gestion et de pilotage stratégique de l’organisation qui sont les plus compatibles avec la préservation de l’environnement et des êtres humains impactés par son activité.

L’objectif de ces différentes mesures consiste aussi bien à répondre à des obligations légales qu’à des nécessités de prise de décision et de dialogue avec les acteurs concernés directement et indirectement par les activités de l’organisation.

2.1. État des lieux des comptabilités

Historiquement, la logique de la comptabilité s’inscrit dans une logique de prudence, fondée sur la volonté de pérenniser l’entreprise, notamment pour la transmettre à ses descendants. A ce titre, il s’agit de faire preuve de responsabilité en gérant bien l’argent apporté (comment le dépense-t-on pour assurer le bon fonctionnement de l’entreprise) et en assurant la capacité de l’entreprise à rembourser ses dettes (notamment l’argent prêté par l’entrepreneur-propriétaire). Le focus est donc sur l’entreprise, en tant que projet collectif à préserver, et le gestionnaire.

A contrario, et depuis les années 1960, la vision néo-classique de l’économie, qui s’est imposée dans la majeure partie des pays dits développés, apporte une toute autre approche de la comptabilité. Il s’agit de maximiser la valeur de l’entreprise pour le bénéfice de ses actionnaires. Dans cette perspective, le gestionnaire de l’entreprise doit leur rendre des comptes pour justifier des actions allant dans ce sens. Les ressources utilisées par l’entreprise ne sont donc pas à préserver en tant que telles (pour en assurer la pérennité) mais doivent être sources d’augmentation (de maximisation même) du bénéfice et de la valeur de l’entreprise. En conséquence et dans cette perspective, l’usage des ressources (humaines, naturelles, métaux, énergie, …) peut se faire sans préservation des milieux naturels qui les fournissent. C’est ce qu’on appelle la soutenabilité faible : un gain purement financier peut compenser/justifier une dégradation environnementale, même définitive, ou humaine.

Il n’est d’ailleurs pas neutre que l’accélération des dégradations socio-environnementales (réchauffement climatique, érosion de la biodiversité, inégalités sociales, …) des cinquante dernières années soit concomitante avec la montée en puissance de la vision néo-classique de l’économie puisque son objectif n’est pas de préserver mais de maximiser.


2.2. La comptabilité, c’est politique. Vraiment ?

Très souvent, la comptabilité est perçue, ou connue, uniquement comme une tâche qui consiste à saisir des montants monétaires (en euros, dollars, …) dans des cases et selon des procédures que l’on ne comprend pas forcément d’ailleurs. A ce titre, elle semble n'être qu'une simple technique de gestion « froide » et calculatoire.

Et pourtant, en déroulant les 4 étapes par lesquelles les sociétés humaines s’organisent pour répondre à leurs besoins quotidiens, ce sont les 4 fonctions historiques de la comptabilité qui se sont dévoilées, à savoir :
Prendre en compte ce qui est important et significatif

Prendre en compte, c’est décrire la nature des effets de l’activité d’une organisation dont celle-ci doit être responsable (effets sur le capital financier? sur les entités naturelles et les personnes humaines ?). Ceci implique de traduire et classifier les qualités de ce qui est à préserver (pérennité de l’activité, profitabilité pour les apporteurs de capitaux, qualité des milieux naturels et humains, …), pour classifier en cohérence les opérations, flux et stocks par lesquels suivre et adapter les actions menées pour leur préservation.

Être comptable de ses actions = régime de responsabilité

Être comptable de quelque chose signifie, selon l’acception première du mot comptabilité, exercer sa responsabilité. Ceci implique une re-compréhension des relations de droit et de redevabilité internes à l’organisation, mais aussi vis-à-vis de ses territoires de vie économique, environnementale et sociale. En fonction de ce qui est “pris en compte”, différents objectifs de préservation (du capital financier, mais aussi de la nature et des être humains) peuvent être fixés, ce qui conduit à repenser ce qu’est la performance de l’organisation.

Compter pour mesurer et représenter collectivement

Compter, c’est utiliser des règles de calcul, mais c’est avant cela choisir des conventions et d’interprétation par lesquelles prendre la mesure de ce dont on souhaite être responsable, et représenter les enjeux liés, pour prendre des décisions. La comptabilité va ainsi permettre de comprendre et donc gérer ce qu’il se passe. Il va être nécessaire de pouvoir dimensionner, évaluer les “forces” à l'œuvre, qu’il s’agisse des flux annuels de ventes ou de dépenses (en valeurs monétaires), des quantités de matières ou d’énergie consommées (en valeurs physiques : kg, kwh, …), des personnes ayant contribué aux activités (nombre, rémunération, qualification, accidentologie, …), mais aussi, dans le cas d’une comptabilité écologique, des pressions et des impacts engendrés par ces activités sur ces personnes et sur les milieux naturels sur lesquels l’organisation s’appuie pour fonctionner.

Rendre compte - pour dialoguer - pour décider - légalement

Rendre des comptes implique de produire de nouvelles représentations pour communiquer en interne et externe sur la redirection de l’organisation et la transformation des interactions sociales, environnementales et économiques avec son milieu, en articulation coordonnée avec les autres organisations qui elles aussi se redirigent et transforment leurs compétences. Le défi, dans un tel cas de figure, sera de relier sans les confondre différentes unités biophysiques et monétaires qui reflètent des points de vue variés devant être mis en dialogue.

Du fait de ces 4 fonctions historiques, la comptabilité constitue en quelque sorte l’architecture des activités humaines, organisées ou à organiser. Elle ne peut pas exister par elle-même. Elle n’existe qu’au sein de sociétés humaines qui s’organisent en se donnant des règles de vivre ensemble. Ces règles, formelles et informelles, traduisent elles-mêmes une vision du monde, un rapport au monde, qui diffère d’une société à l’autre.

C’est donc à travers le cadre légal et normatif dans lequel la comptabilité doit fonctionner qu’elle remplit de fait un rôle politique. En effet, à travers elle, les sociétés humaines définissent ce qui est important pour elles ; qui est responsable, envers qui et pourquoi ; comment évaluer ce qu’on veut prendre en compte ; qui sont les destinataires principaux de ces informations organisées. En conséquence, les questions liées à la comptabilité, notamment quand elles touchent ce qui la fonde (ses 4 fonctions historiques), concernent chaque citoyenne et chaque citoyen.

2.3. Enjeux et défis pour les organisations, et l’entreprise en particulier

Parmi les organisations qui coordonnent les activités humaines, il en est une particulière que l’on désigne sous le nom d’entreprise. Il est courant d’utiliser ce seul nom bien qu’il représente une grande diversité de réalités que ce soit en termes d’effectifs, d’activités, de structure juridique, d’objectifs, d’obligations, … Pour des soucis de simplicité, ce terme générique sera conservé par la suite bien que, en pratique, les réalités soient plus complexes.

En tant que collectivité humaine structurée et actrice de la réponse aux besoins des humains, l’entreprise est de fait directement concernée par les dégradations évoquées précédemment :

  • Concernant sa propre production : difficultés de recrutement, d’approvisionnement (pour des raisons géopolitiques, destruction d’usine de fournisseur du fait de catastrophes naturelles, …), conditions de travail (hausse des températures rendant certains horaires non travaillables, …), tensions sociales (grèves diminuant sa capacité à produire, à livrer ou à distribuer sa production, …), augmentation du risque de catastrophes naturelles sur son lieu d’implantation, …
  • Concernant sa responsabilité : en pouvant être mise en cause pour inaction (ou action insuffisante) dans la lutte contre le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité, les pollutions, le non-respect des droits humains, …

Les États, et les entreprises, ne sont pas restés passifs face aux évolutions du monde. 

Deux exemples en témoignent :

  • La norme internationale ISO 26000 (Responsabilité Sociétale des Organisations - RSO), élaborée durant 5 ans et votée en 2010 par 99 pays, a bien tenté de s’emparer de l’ensemble de ces sujets. Mais il ne s’agit que d’une norme volontaire qui, certes, peut aider les organisations à structurer leur démarche, mais reste à leur bon vouloir.
  • Les entreprises sont tenues de publier chaque année leurs états financiers (bilan, compte de résultat, rapport de gestion). Ce sont des documents comptables qui communiquent des informations sur la situation d’une entreprise (montant des ventes, des coûts, bénéfices ; mesure de sa rentabilité financière ; composition monétaire de son patrimoine et de ses dettes ; …). Ils n’indiquent cependant pas la façon dont l’entreprise s’empare, ou non, des questions environnementales et sociales. Afin de combler cette lacune, un rapport dit extra-financier a été mis en place à destination des plus grandes entreprises. Pour simplifier, il s’agit de demander aux entreprises concernées d’expliquer, avec des mots et des phrases, et pas seulement des chiffres, comment, dans leur stratégie, elles prennent en compte le monde dans lequel elles agissent (en quoi, par exemple, le réchauffement climatique peut présenter des risques pour une activité existante). Mais :
    • il ne leur est pas demandé d’indiquer les conséquences de leurs activités, et les mesures qu’elles prendraient pour atténuer, voire supprimer, celles qui seraient négatives au-delà de ce qui est légal, et 
    • le périmètre et le contenu du rapport restent à leur initiative, sans validation externe.

Force est de constater que, malgré les bonnes volontés éventuelles, les trajectoires collectives climatiques, biodiversités et d’inégalités sociales n’ont en rien été infléchies depuis 2010. En d’autres termes, la bonne santé financière (constatée) des entreprises (surtout les plus grandes), et donc la comptabilité telle qu’elle est pratiquée actuellement, ne rendent pas compte de leur incapacité à contribuer à la préservation de bons états sociaux et environnementaux.


2.4. Passer à l’acte - Piloter l’action : une obligation quasi-légale

Pour contribuer à remédier à cette situation, l’Union Européenne a décidé (vote de la directive CSRD en décembre 2022 - transposition en cours dans les législations nationales à la date de rédaction de ce document - juillet 2023) d’augmenter ses exigences concernant le rapport extra-financier. Celui-ci a d’ailleurs été renommé Rapport de durabilité. Il définit désormais précisément le cadre et le contenu de celui-ci :

  • Comme précédemment, les entreprises concernées doivent indiquer comment elles prennent en compte l’état actuel du monde pour leurs propres activités ;
  • Nouveauté : il est maintenant requis qu’elles précisent les conséquences de leurs activités sur le monde dans lequel elles agissent.
Rappel
Cette approche porte le nom de “Double matérialité”Déf. (dans un sens : l’entreprise identifie en quoi ce qui lui est extérieur peut la concerner ; dans l’autre sens, l’entreprise identifie sa responsabilité vis-à-vis de ce qui lui est extérieur).

Autrement formulé, et à l’échelle des enjeux collectifs et planétaires déjà évoqués, il s’agit bien de renouveler le domaine d’application des fonctions historiques de la comptabilité pour y intégrer désormais ce qui reste encore aujourd’hui uniquement dans le rapport extra financier (ou de durabilité désormais) et ce, pour l’ensemble des entreprises et pas uniquement celles concernées par le dit rapport :

  • En redéfinissant ce à quoi les sociétés humaines tiennent et doivent donc prendre en compte à tous les échelons, y compris celui de l’entreprise
  • En reprécisant les responsabilités associées et attendues
  • En mesurant ce qu’il faut désormais compter au regard de ce qui est à prendre en compte
  • En identifiant les nouveaux acteurs à intégrer au rapport, à la décision et au dialogue

Au niveau de l’entreprise, l’élargissement de la comptabilité, et de sa rigueur, à ce qui compte vraiment, notamment les enjeux sociaux et environnementaux, lui permet :

  • D’identifier sa “consommation (responsabilité) écologique” (ex : pour ma production responsable de meubles, j’ai besoin de maintenir à tel niveau de qualité le milieu forestier dans lequel je préserve des arbres)
  • De programmer les coûts de préservation de ce milieu (ex : pour “reconstituer” les non seulement les arbres prélevés mais les fonctionnalités écosystémiques du milieu, il faut que je mette en œuvre non seulement un renouvellement des arbres mais un travail de génie écologique - je dois prévoir un coût de 100 cette année, 80 l’année prochaine, … montants fictifs utilisés uniquement par souci pédagogique)
  • D’aligner pilotage financier - fonctionnement réel (et rapport de durabilité pour celles qui sont concernées) en structurant les informations adaptées (ex : j’intègre dans mon pilotage financier le coût de préservation du milieu et des être vivants mobilisés)
  • De redonner du sens à l’action et à la prise de décision pour l’ensemble des acteurs impliqués (ex : nous contribuons à prendre soin de ce qui permet à notre organisation de fonctionner)
  • De construire des plans de transformations fiables économiquement et réalistes écologiquement, notamment pour l’évolution des métiers et des compétences.

C’est une démarche dynamique, qui s’inscrit dans la durée, l’apprentissage et le dialogue (interne et externe). “Réconcilier” le fonctionnement de l’entreprise avec les “contraintes” du monde bio-physique (= le monde dans lequel nous respirons, mangeons, … grâce à des cycles bio-géo-chimiques dont les êtres humains ont hérité de la lente évolution de la vie sur terre) constitue le préalable d’une approche en soutenabilité forteDéf. (= on ne peut pas remplacer une dégradation, humaine ou environnementale, par une quelconque compensation financière), gage d’une véritable durabilité d’une entreprise “réelle”, écologique, c’est-à-dire “en relation”.


4. Crédits

Cette leçon fait partie du Socle commun de connaissances et de compétences transversales sur l'anthropocène (S3C), produit par la Fondation UVED et soutenu par le Ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche.

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Première édition :  octobre 2023