La controverse Darwin - Kelvin sur l'âge de la Terre

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Cours: Les controverses et les récits en anthropocène
Livre: La controverse Darwin - Kelvin sur l'âge de la Terre
Imprimé par: Visiteur anonyme
Date: jeudi 21 novembre 2024, 16:44

Description

1. A propos de la séquence

Acquis d'apprentissage

  • Comprendre les mécanismes de construction de la connaissance scientifique
  • Prendre conscience de l’exigence de la démarche scientifique
  • Savoir distinguer un discours scientifique de l’exposé d’une opinion
  • Savoir détecter les mécanismes de désinformation qui s’affranchissent de la démarche scientifique

Durée de la séquence

  • 25 min

2. Pourquoi étudier une controverse ancienne ?

Cette leçon cherche à illustrer ce qu’est une controverse scientifique à partir d’un exemple ancien puisé dans l’histoire des sciences, qu’on peut qualifier de controverse « éteinte », par opposition aux controverses « vives », encore d’actualité de nos jours. L’objectif est de montrer la façon dont la connaissance se construit, avec les limitations dues à l’état des connaissances du moment, mais aussi comment elle se renforce et se fiabilise grâce aux débats argumentés entre spécialistes qui contribuent à l’élaboration d’un consensus final.

Cette « fabrique du savoir » par accumulation et par modifications successives est souvent illustrée par l’image des nains sur les épaules des géants, popularisée par le titre d’une émission de France Inter : nous sommes comme des nains qui bénéficient de la perspective que nous offre notre position privilégiée sur les épaules de géants. Autrement dit, si notre vue (lire « notre connaissance ») porte plus loin, c’est d’abord parce que nous pouvons accéder à un point de vue plus élevé (= les épaules des géants qu’il faut voir comme les sommes de connaissances édifiées par les penseurs qui nous ont précédé) et pas parce que nous aurions des mérites exceptionnels.

Voir dans une controverse actuelle l’élaboration de la connaissance de demain est un exercice difficile tant les compétences nécessaires pour se forger une opinion sur les arguments en présence sont pointues. En revanche, il peut être intéressant de se pencher sur une question qui ne fait plus débat aujourd’hui mais qui a fait l’objet de disputes nourries par le passé pour comprendre ce que la controverse apporte à la science. L’exemple de l’âge de la Terre, qui ne fait plus débat désormais (hormis quelques résidus ridicules de lectures littérales de textes religieux dont ce n’est pourtant pas le propos !), est un bon exemple de question aujourd’hui apaisée alors qu’elle a été à l’origine d’une controverse virulente au XIXe siècle entre deux grands savants renommés de l’époque : Darwin et Kelvin.

La posture confortable d’observateur que nous procure le recul par rapport aux débats de l’époque ne doit pas nous faire oublier que nous n’aurions peut-être pas fait preuve de la même sagesse dans le feu de l’action… A méditer pour que les controverses en cours restent des opportunités d’accroître les connaissances et pas d’improductives batailles d’égos que la profusion de médias favorise tant de nos jours.


2.1. L'âge de la Terre : où est le problème ?

Au XIXe siècle, la question de l’âge de la Terre est un sujet de réflexion qui passionne de nombreux scientifiques issus de disciplines très diverses. 

Evaluer cet âge est effectivement un problème ardu car il faut préalablement identifier un « chronomètre », c’est-à-dire un phénomène qui s’est déroulé depuis les origines de notre planète (le moment du déclenchement du chronomètre) jusqu’à nos jours, sans interruption et selon un rythme mesurable (comme la succession des secondes sur un cadran de chronomètre). Et il faut ensuite être capable de lire le cadran de ce chronomètre…

Se remettre dans le contexte de l’époque n’est pas facile pour un esprit du XXIe siècle tant les connaissances ont évolué depuis. Pour se figurer les difficultés gigantesques auxquelles les protagonistes de cette controverse ont été confrontés, il faut accepter d’oublier tout ce que nous avons appris depuis : pas d’outils de datations des roches qui composent la croûte terrestre, pas de récit de l’histoire de la Terre (en dehors de textes religieux tels que la Genèse dans la bible), des connaissances partielles sur l’histoire de la vie, et toute une série de connaissances sur les caractéristiques de notre planète, du système solaire et de l’univers qui n’ont pas encore émergé.

Ainsi démunis de nos connaissances modernes, nous pouvons mieux percevoir l’immensité de la tâche qui incombait aux premiers chercheurs.


2.2. Où trouver le chronomètre ?

Toutes ces méthodes amènent à des conclusions assez différentes, mais qui ont toutes en commun de s’éloigner de la lecture littérale de la Bible réalisée par Usher (et par d’autres à sa suite) puisqu’elles proposent des âges exprimés en millions d’années.

2.3. La controverse Darwin - Kelvin

La controverse qui nait entre Darwin et Kelvin est le fruit de deux approches différentes élaborées dans des disciplines différentes :

  • l’une basée sur l’observation des archives géologiques (naturaliste).
  • l’autre sur les mécanismes physiques et les lois théoriques qui les régissent.

Dans l’idéal, ces deux démarches menées avec une égale rigueur devraient aboutir à des résultats comparables, mais ce n’est pas le cas. Pourquoi ?

Portrait de William Thomson, connu aussi sous le nom de Lord Kelvin

William Thomson (Lord Kelvin)

De son côté, William Thompson, plus connu sous le nom de Lord Kelvin, reprend la question du refroidissement de la Terre en s’appuyant sur les dernières avancées de la science, en particulier des moyens de calcul plus évolués (« transformées de Fourier ») qui permettent de s’affranchir du modèle linéaire et simpliste de Buffon. Il le fait avec les connaissances de l’époque sur la structure de la Terre et sur la physique. En particulier, il considère que la Terre est solide jusqu’en son centre, ce qui interdit d’imaginer des transferts de matière et de chaleur du noyau vers la surface (comme nos connaissances actuelles permettent de le savoir). Il s’appuie également sur l’âge du Soleil (la Terre ne peut pas être plus vieille que son étoile) en faisant l’hypothèse que l’énergie qu’il produit est liée à un effondrement gravitationnel : l’effondrement du Soleil sous son propre poids provoque fusion et production de chaleur. Mais ce mécanisme ne peut se maintenir indéfiniment puisque la masse du Soleil est limitée (et déjà évaluée au XIXe siècle). A partir des connaissances sur les dimensions du Soleil et sur son émission de chaleur, Kelvin en arrive à estimer que notre étoile ne peut pas être plus vieille que 100 millions d’années (valeur qu’il ramènera même à 90, puis entre 20 et 40 millions d’années dans des publications ultérieures).

Portrait de Charles Darwin

Charles Darwin

Darwin, quant à lui, est frappé par la diversité et la richesse des fossiles présents dans les roches et par les temps nécessaires à l’accumulation des sédiments, mais aussi à l’érosion des reliefs. En cela, il s’inscrit à la suite de nombreux géologues de l’époque qui, se basant sur la vitesse d’accumulation des sédiments et l’observation des milliers de mètres accumulés dans certains bassins, commencent à évoquer des durées exprimées en centaines de millions d’années, voire en milliards pour les plus audacieux. Les travaux de Darwin sur les mécanismes de l’évolution biologique (qu’il imagine très progressifs) lui font également pressentir que la succession dans le temps de toutes les faunes et les flores fossiles connues implique des durées extrêmement longues. Cependant, cette intuition et l’abondante documentation des flores et faunes fossiles ne peuvent servir de preuve absolue : on sait décrire la succession des temps géologiques et des organismes fossiles qui leur sont associés, mais on ne sait pas encore établir des correspondances avec des intervalles de temps mesurés en millions d’années.

A ce stade, les deux camps paraissent donc inconciliables et si la balance paraît pencher en faveur de la thermodynamique de Kelvin, il est bien difficile de trancher définitivement la question…

2.4. L'importance du contexte : la renommée, la rigueur... et l'ignorance

L’avantage de Kelvin sur Darwin est d’autant plus marqué que Kelvin est l’un des scientifiques les plus réputés de l’époque, au point d’avoir été élevé au rang de Lord. Il est notamment l’auteur du système de mesure des températures absolues (d’ailleurs mesurées en ° Kelvin). Il s’appuie sur les outils les plus modernes de l’époque : mesures des caractéristiques du globe terrestre, du soleil, sur des équations complexes de la thermodynamique naissante. Bref, son travail est sérieux et ne semble pas pouvoir être remis en question.

Darwin bénéficie certes d’une célébrité importante, mais pas d’une réputation qui fait l’unanimité comme celle de Kelvin. Ses travaux sur l’évolution remettent en cause des dogmes religieux (origine de l’Homme), ce qui n’est pas le cas des travaux de Kelvin. Prendre le parti de Darwin peut être socialement difficile à assumer dans l’Angleterre victorienne.

Pourtant, ces deux sommités scientifiques ignorent encore beaucoup sur les sujets qu’ils étudient. Darwin le concède souvent et douloureusement lorsque la compréhension d’un mécanisme évolutif semble échapper à sa théorie. Il n’a pas eu la chance de lire les premiers travaux de Grégoire Mendel sur la génétique qui lui auraient été si utiles…

Kelvin laisse aussi la place au doute, mais de façon plus discrète, en évoquant par exemple que les réactions à l’œuvre dans le soleil sont liées à l’effondrement gravitationnel… « sauf source inconnue ». Et il y a bien une source inconnue : la radioactivité qui n’a pas encore été découverte. Mais Kelvin a aussi fondé son évaluation sur des hypothèses fausses, en particulier sur la structure de notre planète qu’il imagine uniformément solide, ce qui n’est pas le cas et change radicalement le résultat de ses calculs.

La division sur la question de l’âge de la Terre perdurera pendant des décennies et ne sera définitivement tranchée qu’au milieu du XXe siècle, lorsque la découverte de la radioactivité et de la radiochronologie (la datation par éléments radioactifs) permettra de découvrir l’âge de la Terre, aujourd’hui établi avec une bonne précision à 4,56 milliards d’années et de démontrer que Kelvin avait tort face à Darwin. Mais bien avant cela, dès la fin du XIXe siècle, face à la masse considérable de preuves apportées par la géologie sur l’âge ancien de la Terre, nombreux seront les scientifiques à remettre en cause les hypothèses de Kelvin, y compris dans son entourage.

2.5. Epilogue

La science avance parfois de façon chaotique, souvent au prix de vives controverses. Les certitudes évoluent à la faveur de ces débats mais il n’y a pas de retour en arrière. Personne n’a jamais pu démontrer que la Terre était plate ou que le Soleil tournait autour d’elle car aucun fait scientifique testable et mesurable ne peut être produit pour soutenir ces idées farfelues.

Les avancées scientifiques sont fondées sur des hypothèses vérifiables et réfutables : les calculs de Kelvin étaient justes, mais ses hypothèses de départ ne l’étaient pas, faute d’une connaissance suffisante à l’époque, et elles ont été réfutées. Cependant les lois de la thermodynamique restent valides, tout comme la théorie de l’évolution de Darwin. 

Au fur et à mesure que nous apprenons à mieux connaître le monde qui nous entoure, nous y découvrons des éléments qui soutiennent et affinent, ou parfois réorientent notre compréhension des lois et théories associées aux grandes découvertes. La quantité de faits à produire pour faire avancer la connaissance (et de polémiques à surmonter) est sans nul doute plus importante que le nombre de grandes théories ou lois universelles qu’il reste à énoncer. Mais l’accumulation d’observations scientifiques est d’une importance fondamentale car la crédibilité d’une théorie repose sur sa concordance avec les faits plutôt que sur la renommée de son auteur.

Si vous en doutez encore après cet exemple, sachez que les estimations fantaisistes de Usher ont été confirmées par… Newton (on oublie généralement de mentionner cet exploit peu reluisant dans le CV du grand homme) et que dans la controverse que nous venons de décrire Darwin s’est vu contredit par… son propre fils !

3. Crédits

Cette leçon fait partie du Socle commun de connaissances et de compétences transversales sur l'anthropocène (S3C), produit par la Fondation UVED et soutenu par le Ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche.

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Première édition :  octobre 2023